Quand nous pensons à ce que doit être la vie chrétienne, nous mettons souvent en avant le bien et le mal. Pourtant, ces notions sont loin d’avoir la première place dans la Bible. Dans l’Ancien Testament tout tourne autour de la fidélité à Dieu, fidélité transgressée souvent mais que Dieu permet de restaurer à chaque fois. Dans le Nouveau Testament c’est l’amour qui arrive en premier, l’amour tel qu’il est révélé par la personne du Christ et par sa passion. L’amour de Dieu et du prochain, déjà prescrit dans la Loi, trouve son vrai rang au-dessus de la Loi.
Nous savons cela mais nous avons du mal à concevoir un amour qui dépasse le niveau du sentimental. Nous pensons surmonter notre ignorance en nous attachant à faire ce qui nous semble bien pour les autres et à éviter de leur faire du mal. Mais savons-nous vraiment ce qui est bien et ce qui est mal pour eux ? Nous nous laissons entraîner facilement dans l’orgueil et dans l’erreur. En voulant faire du bien nous pouvons blesser la fierté et même la dignité de notre prochain ; en évitant de faire du mal nous risquons de ne pas l’avertir d’une mauvaise direction qu’il prendrait.
À l’intérieur de notre tête, nous avons un ennemi : l’image idéale de ce que nous voudrions être, en particulier comme Chrétien. Nous nous laissons diriger par cette image qui nous dicte ce que nous devrions faire pour devenir un saint. Pourtant, si le Samaritain prend soin du blessé (Lc 10, 25-37) ce n’est pas parce qu’il veut être un bon croyant, c’est parce qu’il est touché, bouleversé dans son cœur. Il n’obéit pas à l’idée qu’il doit penser aux autres avant de penser à lui-même ni à celle qu’il doit avancer vers la perfection en faisant cet effort. Notre image idéale, notre image de sainteté personnelle, est avide de performance, de mérite, de reconnaissance. Quand nous l’atteignons nous péchons par orgueil, par mépris des autres, quand nous ne l’atteignons pas nous péchons par mépris de soi, à moins que nous ne nous rassurions en disant que l’on ne peut pas être parfaits et nous nous croyons humbles alors que nous péchons par paresse spirituelle. Le Samaritain, quand il s’occupe du blessé par compassion, est parfait comme Dieu est Parfait (Mt 5, 48), saint comme Dieu est Saint (1 P 1, 16 et Lv 19, 2) mais il répond à cette exigence sans s’en rendre compte ni l’avoir voulu (Mt 25, 34-40).
Pour approcher le niveau atteint par Jésus dans l’amour, en effet, il faut d’abord passer par la vraie humilité. L’humilité est d’abord indispensable pour laisser le Christ habiter en nous. Lors de l’eucharistie, quand nous mangeons le corps du Christ, c’est ce que nous faisons. Nous affirmons ainsi que Jésus est plus que notre modèle : nous devons même lui abandonner ce que nous croyons être notre personne, c’est à dire et notre image idéale de bon chrétien et notre image négative de fausse humilité. « L’humilité, c’est accepter de devenir Dieu » disait Jean-Baptiste Porion, un chartreux du XXe siècle.
Remarquons ensuite que l’amour du prochain, pour Jésus, vient juste après l’amour pour Dieu (Marc 12, 28-31) : l’humilité que nous mettons dans notre relation avec Dieu, nous devons la mettre aussi dans notre attention au prochain. C’est à dire ne pas lui imposer d’emblée ce que nous pensons être une bonne action mais, non seulement l’écouter d’abord, mais surtout le distinguer comme créature préférée de Dieu, comme image du Christ qui peut nous apporter plus que ce que nous pouvons lui apporter. Alors l’Amour même de Dieu sera entre nous et notre prochain, et c’est cet Amour – pas nous – qui apportera le vrai Bien à l’un comme à l’autre, avec la joie d’être des fils de Dieu.
Gilles Plum