La fraternité arrachée au mal

Joseph et ses frères (Gn 37-50)

L’histoire de Joseph, qui conclut le livre de la Genèse, est trop longue pour être lue pendant la liturgie, ce qui fait qu’elle est mal connue des fidèles. Pourtant, c’est peut-être l’épisode de la Bible qui annonce le mieux le Christ. La Genèse débute et finit par deux récits essentiels qui se répondent en miroir : le premier aboutit au meurtre d’un frère, le second part du meurtre d’un frère. En effet le récit de la création achoppe sur le péché originel d’Adam et Ève qui conduit au meurtre d’Abel par son frère Caïn alors que, à la fin du livre, c’est l’intention des frères de Joseph de le tuer qui aboutit à sa vente comme esclave en Égypte d’où, après bien des tribulations, il assure le salut d’Israël. 

On trouve dans les deux récits la même jalousie envers le petit frère, considéré comme injustement favorisé par Dieu : Abel voit son sacrifice agréé, Joseph reçoit des songes prophétiques. Joseph est le préféré de son père, Jacob. C’est d’abord cette préférence qui fait naître la jalousie des grands-frères de Joseph. Ceux-ci sont issus de trois mères différentes, une épouse légitime et deux servantes. Cette différence devrait les diviser mais ils sont liés par la même haine contre Joseph puis par leur complicité dans le crime. Ils ont pourtant gagné en conscience par rapport à Caïn : Ruben permet que Joseph ne soit pas égorgé sur le champ, Juda qu’il ne soit pas abandonné à mourir de faim dans la citerne. Il est en fait vendu comme esclave, ce qui permet un profit en argent.

Joseph aurait toutes les raisons de se sentir perdu mais, au contraire, il use de la sagesse et de sa fidélité à Dieu pour prospérer malgré son humiliation. Il est vendu à un haut personnage, le commandant des gardes de Pharaon, Putiphar, dont il devient l’homme de confiance. Il pourrait profiter de son avantage et l’étendre confortablement en devenant maître de la maison de Putiphar. Justement, la femme de celui-ci se donne à lui. Mais Joseph ne veut pas trahir la confiance de son maître, même si cette fidélité cause sa perte, et il se retrouve injustement envoyé en prison.

Esclave accusé de tentative de viol sur sa maîtresse, Joseph ne peut guère espérer en sortir que pour être exécuté. Pourtant il use à nouveau de sa sagesse pour se faire une place privilégiée en prison et être mis au service de deux prisonniers de marque, l’échanson et le panetier de Pharaon. Sa foi en Dieu lui permet d’interpréter leurs rêves et d’acquérir une promesse d’appui.

Joseph doit pourtant rester encore deux ans enfermé, sans doute gardé en vie parce qu’il est devenu l’intendant indispensable du responsable de la prison. Appelé devant Pharaon pour sa réputation à interpréter les rêves, il précise que c’est Dieu et non lui-même qui interprète les rêves et parle par sa bouche. Il explique que c’est Dieu qui prévient le roi par un songe que sept années de famine succéderont à sept années d’abondance et il explique quelle politique appliquer pour éviter la mort des Égyptiens. Pharaon lui-même reconnait en Joseph un homme habité par l’esprit de Dieu ; il lui confie en conséquence le gouvernement de toute l’Égypte.

Grâce aux réserves amassées par Joseph, le pays ne souffre pas de la famine. Les frères criminels de Joseph n’ont pas su, eux, prévoir celle-ci, et ils sont obligés d’aller en Égypte supplier le grand vizir – qu’ils ne savent pas être Joseph – de leur vendre du blé. Commence alors une partie importante et assez longue du récit où Joseph réussit, sans se faire reconnaître, à amener peu à peu ses frères au repentir et à la conversion. Tout en leur donnant de quoi éviter la faim, il les met dans un tel état d’insécurité qu’ils se sentent à leur tour perdus. Cela les amène à rechercher la mauvaise action qui aurait pu leur attirer ce malheur. Ils prennent conscience de leurs torts envers Joseph,  mais ce n’est qu’un premier pas : Joseph ne se fait reconnaître et ne rassure ses frères que quand ceux-ci lui proposent de devenir son esclave pour sauver Benjamin, petit-frère né de la même mère que Joseph et son remplaçant comme préféré de Jacob. Ils prouvent ainsi la sincérité de leur repentir et de leur volonté d’expier leur crime.

Si Noé était un juste et Abraham un homme de foi et d’obéissance à Dieu, Joseph ajoute à ces qualités le don de prophétie et la persévérance dans le malheur et l’humiliation. Il préfigure les prophètes, mais aussi le messie par ses souffrances et par son rôle de sauveur du peuple élu. Il le sauve de la faim, mais il le sauve surtout du péché de ses grands frères envers lui, leur permettant une conversion. Il amène ses frères à la fraternité grâce à la foi, alors que Caïn, faute d’avoir écouté Dieu, avait détruit la première fraternité offerte à l’homme. Jacob peut alors instituer, avec les douze frères réconciliés, les  douze tribus d’Israël, c’est-à-dire le peuple à qui il revient, par son exemple, de réconcilier toute l’humanité avec Dieu.

On ne peut pas s’empêcher de se demander pourquoi Joseph – et ceux qu’il préfigure – doivent passer par de telles souffrances et de telles humiliations. D’abord, remarquons que cela n’est pas spécifique à la Bible : dans la mythologie gréco-romaine cela concerne Hercule, dans l’hindouisme Rama, dans le bouddhisme le premier Bouddha, et même, dans la philosophie, Épictète. Tous connaissent l’humiliation et les épreuves, à l’issu de quoi ils peuvent aider l’humanité. Pour nous, simples pécheurs, cela peut représenter une voie de purification pour se libérer du péché et des attaches du monde puis atteindre la transcendance, c’est à dire un niveau divin. Mais Rama et Jésus, en particulier, et peut-être aussi Joseph lui-même dans une certaine mesure, n’ont pas besoin de purification. Et la Bible raconte souvent comment le juste est exposé aux épreuves et aux persécutions bien plus que l’impie.

L’histoire de Joseph permet de réfléchir à cette contradiction apparente. Le rôle de premier plan que Dieu entend lui faire jouer lui est révélé très tôt par des rêves mais ses frères n’y voient qu’une prétention à les dominer. Il se trouve donc en butte à la haine de ceux-ci, ce qui introduit mal son rôle de guide pour eux. Il faudra que Joseph quitte ses frères et qu’il passe par un long chemin pour les ramener à lui. Son abaissement comme esclave chez des étrangers lui permet seul de faire reconnaître l’intelligence et la faveur que Dieu lui accorde (« Aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie » Luc 4, 24) et même de devenir prince, non pas de la petite tribu des descendants de Jacob mais de toute l’Égypte. Mais n’oublions pas que Putiphar puis Pharaon ne lui abandonnent leur fortune et leur autorité que parce que Joseph reste leur serviteur. Cet abaissement lui donne aussi la légitimité pour imposer à ses frères des épreuves de purification de manière à les amener à ouvrir les yeux sur eux-mêmes et à les libérer de leur violence, celle qu’ils ont hérité de Caïn. Quand les frères de Joseph se rappellent de ses rêves, qui les avaient mis en colère, ils y voient maintenant le témoignage que Dieu parle par lui. Ainsi tout l’Ancien Testament constituera un témoignage pour Jésus, justifiant son autorité.

Sans son abaissement, Joseph n’aurait pas pu montrer que la puissance de Dieu n’a rien à voir avec celles de ce monde, qu’elle n’est pas une puissance d’oppression ni même de commandement. Il prouve que l’homme, dans la faiblesse et dans l’abandon de sa volonté propre, peut se faire l’instrument de Dieu par la seule proximité avec Lui pour surmonter, humilier, les plus grandes puissances de ce monde. Joseph annonce ainsi le Christ, Jésus, Fils en toute plénitude de Dieu, qui les abattra définitivement pour le Salut de l’humanité, abattant même la mort que le péché d’Adam et Ève avait introduite, et renouvelant ainsi la Création.

Gilles Plum