La fraternité en question

Caïn et Abel

L’Église parle souvent de « fraternité ». Elle encourage par exemple la création de fraternités de toutes sortes : fraternité des personnes malades et handicapées, fraternités missionnaires, etc. Le pape François rappelle son importance dans Fratelli tutti : la fraternité universelle est un fruit essentiel de la foi chrétienne. L’humanisme athée, qui avait repris l’idée, tend à disparaître aujourd’hui. Le mot « fraternité » est pourtant resté banal hors de l’Église pour désigner un lien solide de solidarité, mais plutôt comme un précepte moral limité, pas comme un grand projet d’amour.

Remarquons que le choix qu’a fait l’Église du terme « fraternité » n’est pas évident. En effet, si pour nous Chrétiens il sous-entend un lien d’amour du prochain, cela est mal illustré par les rapports entre frères et sœurs, souvent conflictuels : rivalités, disputes entre enfants, affrontement entre adultes au moment du partage de la succession. La Bible elle-même dépeint souvent ces rapports sous forme de conflits : Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, ainsi que bien d’autres encore jusqu’à Marthe et Marie dans les Évangiles.

Pourquoi alors ne pas parler plutôt « d’amitié » ? Lors de la Cène, Jésus appelle bien les apôtres « amis » (Jn 15, 14-15). Oui, mais il leur commande l’amour (agapé) entre eux, et non l’amitié. De même, quand Simone Weil fait l’éloge de l’amitié, c’est au sens de ce même amour/agapé. Pour elle l’amitié telle qu’elle se pratique est trop souvent fondée sur l’intérêt, ne serait-ce que le besoin d’aide ou d’affection, et elle aboutit alors à un rapport de domination. Quand on dit vulgairement : « Un ami vaut mieux qu’un parent parce que, un ami, on le choisit », cela ramène l’ami à être « mon choix » ce qui est une manière d’organiser les choses autour de ma propre personne, renforçant mon illusion d’être le centre du monde.

La fraternité a l’avantage d’être un lien donné, qui ne dépend pas de moi. C’est un lien susceptible d’être fort mais sans domination, avec un égal qui, sans toucher à ma liberté, me donne l’occasion de sortir de moi-même en m’intéressant à un autre. Le problème est que la fraternité débouche souvent sur la rivalité. En faire un lien d’amour, au sens chrétien, demande une éducation par nos parents, à condition que ceux-ci y aient été préparés, directement ou indirectement, par les Écritures. La Bible constitue, plutôt qu’un enseignement, une initiation au rapport avec l’autre, et ce dès la Genèse. Comme on apprend beaucoup par ses échecs, c’est d’abord celui du rapport avec le Tout-Autre, Dieu, dans le récit de la Chute (Gn 3), puis tout de suite après celui du rapport avec l’autre, avec la naissance des premiers frères, Caïn et Abel (Gn 4, 1-16).

Voici comment je propose d’interpréter leur histoire : Adam et Ève avaient, depuis la tentation du serpent, décidé d’agir selon leur propre volonté malgré leur ignorance. C’est ainsi qu’ils se montrent incapables de fonder une vraie famille. Adam ne s’unit pas à sa femme, il la « connaît » (André Chouraqui traduit « pénètre »). Ève ne met pas au monde un fils avec son mari, elle « acquiert un homme avec Dieu ». Pas d’amour familial, donc, mais domination du mari sur sa femme et de la femme sur son enfant. Caïn (« acquis ») est désigné comme « l’homme » de la maison à la place d’Adam. Abel, d’un nom qu’on pourrait traduire par « rien du tout », est juste désigné comme son frère. Caïn a une mère mais pas de père, sinon Dieu Lui-même, il est un homme sans avoir été un enfant aimé et éduqué par ses parents, et, enfin, son frère est déclaré sans importance.

L’amour reste donc à inventer pour le pauvre Caïn, alors qu’il n’a appris de ses parents qu’à agir selon sa propre volonté, sans s’adresser à Dieu. Mais Dieu le prend en pitié et va prendre l’initiative de s’adresser lui-même à sa créature (Gn 4,6-7). Les actions de Dieu peuvent apparaître comme une manière de rétablir l’équilibre et d’amener Caïn à une attitude humaine responsable et capable d’amour. Il relève d’abord celui qui n’est rien, Abel, avant d’essayer d’amener Caïn à réfléchir à la vérité de sa condition humaine. Et quand celui-ci succombe à la tentation, comme sa mère, Dieu ne l’abandonne pas et cherche encore à en faire un être responsable, capable de repentir. Le cheminement des descendants d’Adam vers l’humanité et vers Dieu ne fait cependant que commencer. Le souvenir d’Abel comme victime innocente du manque d’amour restera comme le ferment d’une lente maturation avant d’être couronné par le sacrifice du Fils de Dieu en Personne (Matthieu 23, 33-36).

Ainsi nous pouvons dire que la fraternité nous est donnée, par la création, par Dieu, avec toute sa capacité d’amour et de joie, mais qu’elle ne s’impose pas : c’est à nous de la découvrir et de la faire vivre. Nous devons accepter de voir tout prochain comme un égal, de voir ses différences comme des enrichissements, de ne pas le considérer comme un rival à dépasser. Nous devons absolument construire de vraies familles et de vraies amitiés pour développer les liens d’amour. Nous devons surtout nous en remettre à Dieu, car ces tâches sont insurmontables pour nos propres forces, pour notre seule volonté. C’est là ce que nous apprend l’histoire de Caïn.

Gilles Plum