(Mt 5, 38-48)
L’Évangile selon saint Matthieu expose la nouveauté de l’enseignement du Christ dans un long discours que l’on appelle habituellement « Le Sermon sur la montagne ». Même si Jésus respecte l’ancienne Loi et reconnait les justes selon l’alliance de Moïse, il prescrit à ses disciples des règles de vie un peu différentes dans le but d’aboutir à une manière d’être franchement nouvelle. Des philosophes grecs et des penseurs juifs avaient commencé à formuler les mêmes nouveaux préceptes mais sans leur donner la dimension essentielle que Jésus leur donne. La partie de son discours où Il présente sa nouvelle interprétation de la Loi commence par « Je ne suis pas venu abolir la Loi […] mais l’accomplir » (Mt 5, 17) et se termine par : « Soyez parfaits [on pourrait traduire par « accomplis »] comme le père céleste est parfait. » (Mt 5, 48). Ainsi Il ne remet pas en cause la Torah, le Pentateuque, mais il demande d’en voir d’abord la finalité qui est de s’unir à Dieu et de collaborer à ses desseins. Cet accomplissement passe par l’amour du prochain, quel qu’il soit, ce qui était difficile à comprendre à l’époque.
Le Sermon sur la montagne commence par les Béatitudes qui sont sa partie la plus connue. Plus tard vient un moment où Jésus réinterprète la Loi, ce qui semble moins élevé parce que plus pratique. Pourtant, le point culminant et la conclusion de cette autre partie (c’est le passage que nous retenons ici) exprime le plus clairement la véritable révolution que fut le message évangélique, au point de choquer beaucoup de monde encore aujourd’hui. « Je vous dis de ne pas résister au méchant » ou « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre », ces deux phrases rencontrent encore incompréhension et raillerie. Il n’y avait pourtant là, en apparence, rien de nouveau. Platon, dans le Criton, met en scène Socrate se laissant condamner injustement à mort et exécuté, sans résistance, en expliquant qu’il ne veut pas rendre le mal pour le mal ni l’injustice pour l’injustice. De même, des penseurs juifs de l’époque de Jésus expliquaient comment il ne faut pas se souiller en se vengeant, en répliquant à l’agression, mais laisser l’agresseur amasser sur lui les péchés pour rendre plus sûre la vengeance de Dieu contre lui. Le but de Socrate est de vivre et de mourir en philosophe, en homme libre, celui des penseurs juifs de rester purs et sans péché.
Le propos de Jésus est tout autre puisqu’Il ne renvoie pas le disciple à lui-même mais à son rapport avec son agresseur. En effet Il demande tout de suite après : « Aimez vos ennemis ». Il ne s’agit donc pas de laisser l’agresseur s’enferrer dans le mal et l’injustice tout en restant soi-même saint, mais au contraire de laisser ouverte la relation pour venir en aide à quelqu’un qui se perd par son péché. Il s’agit de casser un rapport agresseur/agressé ou persécuteur/soumis en refusant le rôle de victime et en reprenant l’initiative pour rétablir un dialogue d’égal à égal avec celui qui agit en ennemi. C’est par contre-sens que « tendre l’autre joue » a été compris comme une exigence d’apathie, de résignation inactive au mal. On a même vu une contradiction avec l’attitude de Jésus quand il est giflé par le garde du grand prêtre : « A ces mots, un des gardes qui se trouvait là donna un soufflet à Jésus, en disant : « Est-ce ainsi que tu réponds au grand-prêtre ? » Jésus lui répondit : « Si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai dit de mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » » (Jn 18, 22-23). Il s’agit au contraire d’une parfaite illustration de ce que Jésus disait à ses disciples : déstabilisé par le soufflet, Il se retourne quand même vers le garde pour lui parler, lui présentant ainsi l’autre joue, et Il ne riposte pas, mais Il essaie d’entamer un dialogue avec lui, tentant de lui faire comprendre l’injustice de son geste pour ne pas le laisser dans son péché.
Si Jésus demande de ne pas répondre au mal par le mal, ce n’est pas tant pour se libérer soi-même du mal que pour en libérer l’autre. S’Il peut éviter que des personnes lui fassent du mal par simple ignorance iI le fait : plusieurs fois Il échappe à des foules hostiles, les préservant ainsi d’un péché terrible, et ce jusqu’à ce qu’Il entre en Messie dans Jérusalem. À partir de ce moment l’hostilité ne vient plus seulement de l’ignorance mais aussi du refus de la Grâce divine. Jésus est encore actif pourtant, enseignant puis se défendant dans son procès ; ce n’est que quand Il a été condamné à la fois par les grands prêtres, par le peuple et par les romains qu’Il subit sa sentence sans se révolter, parce qu’Il sait que c’est maintenant par son sacrifice qu’Il peut sauver du mal ses persécuteurs, et tout homme. Et, loin de pousser ses disciples à rechercher le martyre jusqu’au sacrifice de leur vie, Il leur dira : « Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. » (Mt 10, 23). Il ne s’agit pas de refuser tout danger, ni d’être gentil avec tout le monde : Jésus est très dur avec les hypocrites et les satisfaits. Non, il s’agit de combattre le péché et non le pécheur pour rétablir une fraternité d’enfants de Dieu.
On comprend mieux les exigences du Christ, que je propose de formuler ainsi : si quelqu’un t’agresse avec violence, refuse les réactions animales naturelles que sont la riposte violente, la fuite ou la soumission, mais fait face sans violence pour donner une chance au retour d’un rapport fraternel. Toujours pour renouer ce rapport, si quelqu’un veut te dépouiller, te voler, renverse la situation et essaie de le sauver de son péché en te faisant donateur généreux. De même, si quelqu’un te force à l’aider, sois un compagnon amical et non un opprimé soumis. En somme, il faut toujours préserver sa liberté d’agir avec amour et chercher à retrouver la fraternité, même là où elle semble détruite.
À la différence de la haine de l’ennemi, l’amour du prochain figure bien dans la Loi et reste une exigence importante pour les juifs de l’époque de Jésus, mais le sens du mot prochain tend à se réduire. Avant il s’agissait de tout membre du peuple d’Israël, et même peut-être de tout étranger passant chez eux. Mais on considère maintenant que beaucoup d’Israélites se sont perdus dans l’impiété et ne font plus partie du nombre des fidèles dignes du titre de « prochain ». On rejette en particulier les Samaritains, mais les membres des partis pharisiens ou esséniens, par exemple, se voyant comme les seuls fidèles à l’Alliance, ont tendance à rejeter tous les autres Israélites. Si l’impie ne doit plus être considéré en frère, l’impie qui persécute les justes est vu comme l’ennemi qu’on doit haïr comme on doit haïr Satan. « Aimez vos ennemis » semble alors bien paradoxal, voire même injuste et impie. C’est pourquoi Jésus ajoute une explication : Dieu ne châtie pas dès ici-bas les méchants, mais leur accorde les mêmes bienfaits qu’aux justes. Cela a été constaté par Job ou des prophètes, et on en a déduit que les desseins de Dieu ne coïncidaient pas avec la logique humaine, qu’Il devait peut-être laisser le temps au méchant et à l’impie de se repentir. La nouveauté du message du Christ est que Dieu accorde le même amour au méchant et au juste, et que tout fidèle doit l’imiter en cela. Aimer ses frères et ses amis, même les impies le font : la mission du fidèle va donc plus loin. Jésus remonte aux origines de l’homme selon la Genèse : la vocation de l’homme n’était pas d’obéir à une loi mais d’être l’image et la ressemblance de Dieu.
La Loi concernait l’homme pécheur, tel qu’il avait été chassé du Jardin d’Eden. Elle ne le sauvait pas du péché mais ceux qui y obéissaient gagnaient le statut de juste qui leur donnerait une place dans le monde édénique futur qu’inaugurerait le Messie. L’homme était donc appelé à une soumission passive à la Loi, soumission qui le séparait des impies. La soumission passive au Messie le ferait entrer ensuite dans une félicité qui serait refusée aux impies. Mais la ressemblance de Dieu implique d’être libre et responsable, de devenir actif en aimant tout homme et en aidant à sa conversion et à son salut. Cela explique l’incompréhension des foules face à Jésus : elle est prête à être passive et soumise face au Messie alors que Lui la veut libre et active. Même si la Loi reste un enseignement utile, en ce que nous restons pécheurs, elle est dépassée par l’exigence de l’amour de tout prochain, amour qui fait que le vrai juste, image de Dieu, doit faire passer le salut de l’autre avant le sien propre.
La religion du Dieu des juifs était présentée comme ayant concerné d’abord une tribu puis tout un peuple appelé à servir de modèle pour toutes les autres nations de la terre. Mais, dans les faits, cela se réduisait de plus en plus à des groupes constitués d’individus recherchant chacun un développement et un salut personnels qui les séparaient des autres hommes. C’est une situation qui touchait aussi le monde païen gréco-romain, ce qui explique l’importance du culte de l’empereur pour assurer la cohésion de l’empire romain malgré cet émiettement. Ce que propose Jésus est inédit : une religion fondée non sur un groupe humain ni sur le rapport entre des individus et une divinité ou une spiritualité particulières , mais sur le rapport fraternel entre hommes sans considération d’appartenance à un groupe. Cette religion est rendue possible grâce à un Christ qui se donne à nous jusqu’à la mort, qui nous sauve et qui nous révèle un Dieu qui est lui-même relation d’amour entre personnes.
Gilles Plum