On ne connait souvent de la Loi de Moïse que ce que l’on appelle « Le Décalogue » ou « Les Dix Commandements » (Ex 20,2-17), des préceptes qui, raconte le Livre de l’Exode, ont été écrits directement par Dieu sur des tables de pierre. Ces tables, dites « Tables de la Loi » étaient conservées précieusement dans l’Arche d’Alliance trônant dans le Saint des Saints du Temple. Mais ce que Jésus appelle « La Loi », sous-entendu « de Moïse », est bien plus large puisqu’il s’agit des cinq premiers livres de la Bible, ce que l’on nomme Pentateuque ou Torah. Ils contiennent tout une législation qui fait partie de l’Écriture sainte et est donc toujours considérée comme inspirée par Dieu. Pourtant on y trouve des choses choquantes comme la loi du talion, « œil pour œil, dent pour dent »(Ex 21,23-25 ; Lv 24,19-21 ; Dt 19,21), ou la condamnation à mort pour les personnes convaincues de rapport adultère ou homosexuel. Comment comprendre cela ? Faut-il y voir un simple archaïsme, déjà dépassé à l’époque de Jésus ?
Le Décalogue lui-même ne pose pas de problème, même s’il doit être correctement interprété. Par exemple, l’interdiction de faire des images d’homme ou d’animal ne vise que les idoles et non toute représentation d’homme ou d’animal. Ainsi il est demandé de placer sur l’arche d’alliance des statues de kéroubim, c’est à dire probablement de taureaux à ailes d’aigle et à tête d’homme comme on en voyait à Babylone. Les premiers commandements concernent le rapport avec l’Autre, Dieu, les suivants, le rapport avec l’autre, le frère, le prochain. Sont énumérées les conditions indispensables du rapport avec Dieu, puis les conditions indispensables du rapport avec le prochain, c’est à dire les bases de l’amour de Dieu et du prochain.
Ces bases ne sont pas suffisantes pour servir de guide dans la vie, il s’y ajoute tout une série de lois, mais elles ne doivent pas être mises sur le même plan. Il y est souvent question de condamnation à mort, et quelquefois d’amputation. À première vue il semble qu’on ne tienne pas compte du repentir ou du pardon et cela choque à juste titre puisque l’inspiration divine est toujours revendiquée pour de telles violences.
Cela appelle à être interprété. On peut par exemple prendre ça au sens figuré de la mort spirituelle que le pécheur s’attire quand il s’endurcit. Mais le caractère provoquant du texte appelle aussi à se questionner sur notre vision de Dieu. C’est dans le sens de ce questionnement qu’on peut voir par exemple le dialogue entre Dieu et Abraham au sujet de la destruction de Sodome (Gn 18, 16-33). Dans la violence des paroles prêtées à Dieu, on peut voir le reflet de notre propre violence. Quand on présente Dieu déclarant que Caïn serait vengé sept fois (Gn 4,15), ce qui semble absurde au sens littéral pour une parole divine, on peut voir, à côté d’autres interprétations, la propre violence du premier fils d’homme qui s’exprime. En effet, si Dieu nous a donné la possibilité d’être son reflet, en attendant nous imaginons facilement un Dieu qui serait notre reflet. D’ailleurs l’arrière petit-fils de Caïn se passa de Dieu pour déclarer qu’il entendait être vengé soixante-dix-sept fois. Un cercle vicieux de violence s’ensuivit, au point que la Genèse raconte que Dieu se résolut à détruire une grande partie de la création par le Déluge.
La loi de Moïse peut se comprendre comme un effort pour que la vengeance laisse place à une sanction qui reste dans l’équité d’après la loi du Talion, pour éviter ce cercle vicieux de violence qui détruirait l’unité du peuple élu. La loi de Moïse n’est pas tant centrée sur l’individu que sur le peuple, pour permettre une fraternité sainte. Pour assurer la fraternité, les dettes sont remises tous les sept ans (Dt 15), et chacun retrouve son patrimoine, avec ce qu’il se serait vu contraint de vendre, tous les quarante-neuf ans ; chaque Israélite est poussé à la solidarité et à la générosité envers les autres Israélites. Il y est même dit : « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lv 19, 17-18). Cela paraît être en contradiction avec la loi du talion. Ça atténue du moins sa violence et ça laisse ouverte la porte au repentir et au pardon qui semblaient absents de la Loi.
L’Israélite n’a pas les même obligations envers les étrangers, sauf, dans une certaine mesure, pour ceux qui habitent dans son pays. C’est qu’Israël doit se mettre à part des autres peuples, idolâtres, pour les ramener à Dieu par l’exemple de la fraternité et de la sainteté. Pour assurer cette sainteté, tout membre du peuple convaincu de comportement individuel vicieux est éradiqué par la condamnation à mort par lapidation : Israël doit rester pur. Pour appliquer tout cela il y a des juges, qui s’appuient sur la parole de Dieu transmise par Moïse, mais il n’y a pas de police, ni de prison, ni de bourreau. Les Israélites doivent rester libres, responsables, sans soumission à la puissance d’un état : ils conduisent eux-mêmes l’accusé aux juges et se chargent eux-mêmes d’appliquer la condamnation.
Un système basé sur la liberté et la responsabilité de chacun est bien-sûr un idéal à atteindre, mais il se présente ici sous la forme d’une utopie sanglante, éradiquant les personnes et les peuples coupables, utopie qui présuppose un Israël pur et des Israélites en état de sainteté pour la plupart. C’est ce que Jésus fait remarquer quand on lui amène la femme adultère et qu’on lui demande s’il faut la lapider en application de la Loi : « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. » (Jn 8, 7). Les Hébreux n’étaient pas sans péché, pas plus que nous, au point que Moïse en tient compte : c’est ce que Jésus dit à propos du divorce : « C’est à cause de votre dureté de cœur qu’il a écrit pour vous cette loi. » (Mc 10, 5).
En effet, Moïse dit au peuple, à propos du texte de la Torah : « Qu’il serve de témoin contre toi. Car je connais ton esprit rebelle et la raideur de ton cou. » (Dt 31, 26). Et saint Paul écrira : « La Loi ne fait que donner la connaissance du péché. » (Rm 3, 20). En Hébreu, Torah veut dire « Enseignement » en même temps que « Loi ». C’est loin d’être un code intangible dicté par Dieu, qui contredirait la promesse faite à Abraham en semblant poser des conditions (Ga 3, 17-22). En fait ce texte donne un idéal de pureté et de perfection pour ouvrir les yeux du lecteur sur sa vérité : son péché, sa faiblesse et son éloignement de Dieu. On lit dans l’épître aux Hébreux : « Elle est vivante la parole de Dieu ; elle est efficace, plus acérée qu’aucune épée à deux tranchants ; si pénétrante qu’elle va jusqu’à séparer l’âme et l’esprit, les jointures et les moelles ; elle démêle les sentiments et les pensées du coeur. » (He 4, 12). Au moment de condamner à mort le pécheur, qui ne réfléchirait pas qu’il est pécheur lui-Même ? La loi de Moïse permet de gérer la violence, mais elle ne la supprime pas. Elle place donc devant sa propre violence, c’est à dire devant son propre péché, celui qui la lit dans une recherche de sainteté.
Encore aujourd’hui, pourtant, qui ne désirerait pas la mort de celui qu’il juge méchant ? Qui ne voudrait pas rendre offense pour offense ? Et des fondamentalistes croient pouvoir appliquer ce genre de loi sans comprendre qu’elle présuppose la sainteté, ou parce qu’ils se jugent eux-mêmes saints. Ils en arrivent à une cruauté infernale alors même qu’ils croient construire le paradis sur terre. L’histoire de l’arrivée des Hébreux en terre promise, conduits par Moïse, a été écrite des siècles plus tard. Elle justifie leur installation au détriment d’autres peuples par la relative sainteté du peuple d’Israël à ce moment là. Les auteurs voulaient donner l’exemple d’ancêtres prestigieux pour amener les gens à se réformer et à retourner vers Dieu. Un parallèle pourrait être établi avec le début des Actes des Apôtres qui décrit la première communauté chrétienne comme une fraternité totale et parfaite (Ac 4, 32-34). Il y est dit que, à ce moment, pour avoir un peu menti à Pierre, Ananie et Saphire tombent morts (Ac 5, 1-11), ce qui peut être rapproché, dans la Torah, de Coré englouti par la terre pour avoir seulement contesté l’autorité de Moïse et Aaron (Nb 16).
La loi de Moïse représente une utopie de sainteté barbare, mais qui reste proche de notre imperfection actuelle et la met en lumière. Elle conduit celui qui y trouve l’humilité à la seule justice humaine qui puisse plaire à Dieu, basée sur la volonté de laisser la porte ouverte au repentir et au pardon, puis à l’abandon de l’idée même qu’il puisse exister une justice humaine. Nous en sommes encore loin ! Si l’on regarde l’évolution de cette justice, on voit certes un progrès vers la miséricorde, mais malheureusement avec une régression de la liberté et de la responsabilité.
Remarquons enfin que la Torah insiste sur le fait que seul le Décalogue a été écrit directement par Dieu. Voir le reste de la Loi comme quelquefois entaché par la violence de l’homme est donc possible. La suite de la Bible commencera à épurer l’image de Dieu de cette violence, en attendant que Jésus en donne la ressemblance parfaite et étende l’exigence de fraternité à toute l’humanité.