Le don, pour un Chrétien, ne peut être que le don de sa personne, de son temps, de son attention. S’il s’agit d’argent ou de biens matériels, il faut parler de partage, de solidarité.

Saint Martin, évangélisateur populaire dans toute l’Europe, illustre parfaitement cela par son histoire de manteau découpé. Certaines représentations, s’appuyant sur La Légende dorée, écrite au 13e siècle, en ont faussé le sens : on y voit un cavalier romain richement habillé donner seulement un bout de drap à un pauvre presque nu. Pourtant Sulpice Sévère, un disciple de Martin, avait raconté plus justement l’histoire au 5e siècle : Martin déjà donné ses vêtements chauds et n’avait gardé que ce manteau pour se prémunir du froid, et le pauvre n’était pas nu mais avait froid. Donner tout le manteau aurait seulement inversé le problème. Martin n’est pas célébré pour les vêtements chauds en surplus qu’il avait distribué précédemment, mais pour le seul manteau qui lui restait et que, devenu pauvre, il a encore partagé avec un autre pauvre. Là est la vraie fraternité, le vrai amour du prochain, et non dans la distribution de dons qui valorise celui qui donne au détriment de celui qui reçoit.
Le Pape François explique cela dans son encyclique Fratelli tutti :
116. En général, les laissés-pour-compte « pratiquent la solidarité si spéciale qui existe entre ceux qui souffrent, entre les pauvres, et que notre civilisation semble avoir oublié, ou tout au moins a très envie d’oublier. La solidarité est un mot qui ne plaît pas toujours ; je dirais que parfois, nous l’avons transformé en un gros mot, on ne peut pas le prononcer ; mais c’est un mot qui exprime beaucoup plus que certains gestes de générosité ponctuels. C’est penser et agir en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens de la part de certains. C’est également lutter contre les causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité, du manque de travail, de terre et de logement, de la négation des droits sociaux et du travail. C’est faire face aux effets destructeurs de l’Empire de l’argent. […] La solidarité, entendue dans son sens le plus profond, est une façon de faire l’histoire ».
119. Au cours des premiers siècles de la foi chrétienne, plusieurs sages ont développé un sens universel dans leur réflexion sur le destin commun des biens créés. Cela a amené à penser que si une personne ne dispose pas de ce qui est nécessaire pour vivre dignement, c’est que quelqu’un d’autre l’en prive. Saint Jean Chrysostome le résume en disant que « ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ». Ou en d’autres termes, comme l’a affirmé saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses qui leur sont nécessaires, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous, que nous leur rendons ce qui est à eux ».
120. Je viens de nouveau faire miennes et proposer à tous quelques paroles de saint Jean-Paul II dont la force n’a peut-être pas été perçue : « Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne ». Dans ce sens, je rappelle que «la tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée, et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée ».
Rappelons que les apôtres et les premiers Chrétiens, à Jérusalem, après la Pentecôte, mettaient tout en commun, partageaient tout et ne connaissaient donc plus la propriété privée. Déjà la loi de Moïse avait relativisé celle-ci : « Les terres ne se vendront point à perpétuité, car le pays est à moi, et vous êtes chez moi comme des étrangers et des gens en séjour. » (Lv 25, 23-28). Mais la gestion des biens communs et du partage devenait une charge de plus en plus lourde au fur et à mesure de la croissance de la communauté, ce qui obligea les apôtres à désigner des diacres pour s’en occuper. La responsabilité de ces derniers devint à son tour trop compliquée et dangereuse quand la communauté s’étendit jusqu’en Grèce et à Rome. Les apôtres savaient bien que, pour Judas, tenir ne serait-ce que leur bourse avait été une tentation trop forte.
C’est ce qui donne toute son importance aux longs passages des épîtres de Paul consacrés aux dons pour l’Église de Jérusalem. Il n’est plus question de tout mettre en commun. Mais chacun doit se faire le gestionnaire de ce qu’il possède pour le bien de toute la communauté. Paul explique l’idée en 2 Cor 8, 13-15 : c’est le principe du partage :
Il ne s’agit pas de vous mettre dans la gêne en soulageant les autres, il s’agit d’égalité. Dans la circonstance présente, ce que vous avez en abondance comblera leurs besoins, afin que, réciproquement, ce qu’ils ont en abondance puisse combler vos besoins, et cela fera l’égalité, comme dit l’Écriture à propos de la manne : Celui qui en avait ramassé beaucoup n’eut rien de trop, celui qui en avait ramassé peu ne manqua de rien.