Une philosophie chrétienne de la liberté et de l’amour
L’épître aux Galates a été écrite par saint Paul pour reprocher à cette communauté de s’être soumis à la loi de Moïse pour la circoncision, les interdits alimentaires ou d’autres préceptes de pureté qu’il appelle « selon la chair ». Il y oppose, « selon l’Esprit », la foi en Christ et l’amour du prochain.
On peut s’étonner que saint Paul oppose la loi à la foi. Pour bien comprendre il faut se rappeler que la loi humaine suppose toute une organisation policière, judiciaire et pénale dans le but de contraindre au respect de cette loi. Si vous êtes accusés d’une transgression la police vous poursuit, un juge vous condamne et une prison vous retient enfermé. Mais, déjà, la loi vous avait privé de votre liberté, par ce qu’on appelle aujourd’hui « la peur du gendarme ».
N’y a-t-il pas contradiction avec le cœur de l’enseignement de la Bible qui est d’aimer Dieu et d’aimer son prochain ? Peut-on être contraint à aimer ? On peut répondre que la loi de Moïse n’est qu’un guide, un enseignement et non une contrainte, mais cela ne vient pas de notre cœur. Notre volonté décide si nous suivons ou transgressons un précepte. Être sauvé du péché dépend donc de notre volonté, de notre mérite, et non plus de Dieu. À quoi bon, alors, le salut apporté par le Messie ? À quoi bon la Passion de Jésus et sa mort sur la croix ? Mais il y a encore un autre défaut à la loi. Si vous dites à un enfant en lui montrant une boîte : « n’ouvre pas la boîte pour manger des chocolats », vous lui donnez l’idée de la transgression (Rm 7, 7). L’observance de la loi est donc cause de trois tentations différentes : l’abandon de son libre-arbitre, ou l’importance donnée à son propre mérite, ou la transgression.
La loi de Moïse est utile comme initiation pour nous apprendre ce qu’est le péché mais elle ne nous délivre pas du péché. Jésus seul nous en libère en nous aimant jusqu’à donner sa vie pour nous. Vaincre le péché par l’amour nous permet de conserver notre liberté, d’être tourné vers Dieu et le prochain plutôt que vers soi, et de faire la volonté de Dieu. Les trois tentations dues à la loi sont surmontées en se libérant de la loi par l’amour. Saint Augustin dit : « Aime, et fais ce que tu veux. »
À l’époque de saint Paul, dans l’empire romain, les peuples perdaient leur souveraineté mais gagnaient une certaine sécurité qui favorisait le commerce. La gloire militaire était réservée aux Romains, mais la poursuite de la fortune était permise à tous. Les puissances d’argent remplaçaient les puissances politiques locales. En réaction, beaucoup se dirigeaient vers des spiritualités ou des sagesses qui leur promettaient de s’élever au dessus des autres hommes à force d’initiations éprouvantes et d’ascèses difficiles. On pouvait être étonné que Paul ne demande rien de tout ça.
De plus l’influence de philosophes comme Platon conduisait à mépriser le corps pour ne s’occuper que de l’âme immortelle. Même un athée, Épicure, prescrivait une sobriété et une chasteté parfaites pour écarter toute cause de douleur. Certains autres, au contraire, demandaient d’user le corps mortel par des excès de vin ou de luxure. La prostitution sacrée voulait que des jeunes filles vierges se donnent en l’honneur d’une divinité. Les soûleries en l’honneur de Bacchus posaient des problèmes d’ordre public. Cela pouvait aller jusqu’à l’auto-castration dans le culte de Cybèle, très répandu dans l’empire. D’un autre côté, dans la religion gréco-romaine plus traditionnelle, il fallait sans cesse travailler, par des rituels et des sacrifices, à apaiser et à se concilier des dieux qui pouvaient aussi bien vous être défavorables que favorables. Et c’était sans compter de nombreuses superstitions. Paul, lui, ne demande que la foi et l’amour, et il apporte une complète liberté contre toutes ces croyances tyranniques.
Depuis la Renaissance, la conception moderne de l’état s’est éloignée du Christianisme et s’est fondée de plus en plus sur l’idée de ce que l’on appelle le « contrat social ». Selon cette conception l’homme doit abandonner une partie de sa liberté à l’état en échange de la sécurité. L’état garantit par sa puissance la propriété privée et la liberté de la production et du commerce pour encourager la prospérité par l’argent. Mais l’homme n’est pas libre envers l’état. Ni envers son voisin non plus puisque l’un des préceptes les plus connus de la démocratie libérale moderne est que : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. » (John Stuart Mill). Cela est en contradiction totale avec la pensée chrétienne d’amour du prochain : le prochain peut être une limite pour mes intérêts égoïstes, pas pour ma liberté. Par « Liberté des uns » il faut entendre « égoïsme des uns », dans l’idée que « Les vices privés font la vertu publique » selon ce qu’enseignait Mandeville, autre père du libéralisme moderne. C’est ainsi que les états modernes sont fondés de plus en plus sur l’égoïsme, la force et l’argent, et de moins en moins sur la fraternité et la liberté, rejoignant en cela l’empire romain.
L’enseignement de saint Paul reste parfaitement valable pour notre époque, en particulier quand il nous apprend que la relation avec l’autre n’est pas une limitation de notre liberté mais au contraire son extension hors de soi, à condition de ne pas rechercher d’abord ses propres intérêts. Face à l’état moderne et face aux diverses philosophies et spiritualités qui nous promettent une élévation ou un mieux-être égoïstes, il semble que c’est à nous, aujourd’hui, que saint Paul s’adresse quand il ajoute, dans l’épître aux Colossiens :
Prenez garde à ceux qui veulent faire de vous leur proie par une philosophie vide et trompeuse, fondée sur la tradition des hommes, sur les forces qui régissent le monde, et non pas sur le Christ. Car en lui, dans son propre corps, habite toute la plénitude de la divinité.
[…]
Alors, que personne ne vous juge pour des questions de nourriture et de boisson, ou à propos de fête, de nouvelle lune ou de sabbat : tout cela n’est que l’ombre de ce qui devait venir, mais la réalité, c’est le Christ.
Ne vous laissez pas frustrer de votre récompense par ceux qui veulent vous humilier par un culte des anges et qui s’évadent dans des visions et se laissent vainement gonfler d’orgueil par des idées purement humaines. […] Si, avec le Christ, vous êtes morts aux forces qui régissent le monde, pourquoi subir des prescriptions légales comme si votre vie dépendait encore du monde : « Ne prends pas ceci, ne goûte pas cela, ne touche pas cela », alors que toutes ces choses sont faites pour disparaître quand on s’en sert ! Ce ne sont là que des préceptes et des enseignements humains, qui ont des airs de sagesse, de religion personnelle, d’humilité et de rigueur pour le corps, mais ne sont d’aucune valeur pour maîtriser la chair.